Ukraine : La balle est-elle dans le camp de l'adversaire ?
Avec Trump, la musique va plus vite que les notes
Quoi que certains en disent, la paléo-presse publie encore/parfois (au choix) des articles d'opinion sensés et nuancés. Le FT, créé le 9 janvier 1888, il y a 137 ans, le parangon du paléolithique dans le domaine donc, en a publié plusieurs le week-end dernier sur les événements de la semaine écoulée, dont un de Lawrence Freedman - l'auteur de Command (un livre sur le commandement militaire et le lien entre l'usage efficace des forces armées et le contexte politique) et d'un substack, Comment is freed, ainsi qu'accessoirement professeur émérite de War Studies au prestigieux King's College de Londres - article sur le processus enclenché par Trump et Poutine pour mettre fin à la guerre en Ukraine.
Le contenu de l'article vous change des billevesées débitées sur LCI (« La Chaîne Info » de TF1) par un philosophe toujours tiré à quatre épingles, frisé et échancré, dont le refrain tient en un seul mot, la guerre. Or, Sir Lawrence, ledit professeur de polémologie, avance que l'Ukraine est fatiguée et meurtrie et a besoin d'un peu de repos et que beaucoup y aspirent à un cessez-le-feu. Les coqs européens sont montés sur leurs ergots de ce qu'ils n'ont pas été conviés à la table des grands et ont dû faire table à part entre eux et de ce que le secrétaire américain à la Défense, Pete Hegseth, eut dit que la sécurité de l'Europe ne constituait pas une priorité pour l'administration Trump. Faut-il s'en étonner ?
Primo, nombre d'Etats de l'Union européenne manquent à leurs obligations militaires en termes de budget vis-à-vis de l'OTAN ; au nom de quel principe appartiendrait-il aux Etats-Unis de pallier leurs carences ? Secundo, l'Union européenne, donneuse de leçons et sous le joug de sa bureaucratie écologiste et décroissantiste, n'adhère plus du tout aux valeurs fondamentales des Etats-Unis, parmi lesquelles la liberté d'expression et la prospérité. Que pèsent l'UE et ses Etats-providence obèses sur le plan économique et géopolitique à l'heure du clash des civilisations (annoncé il y a plus d'un quart de siècle par le Pr Samuel Huntington) ? L'Europe, toute préoccupée qu'elle est du climat qu'il fera dans un siècle ou deux, est en panne de prospective pour le siècle en cours.
Un cessez-le-feu, fait remarquer le Pr Freedman, n’implique pas que l'Ukraine renonce à jamais à récupérer la partie de territoire perdue, ni qu'elle accède aux autres exigences de Poutine, à savoir de céder plus de territoire qu'elle n'en a déjà perdu, de se désarmer et de changer de régime et de constitution. En vérité, dit le professeur, Poutine est ravi que Trump le traite avec égards, mais ce qu'on lui propose n'est qu'un match nul, alors qu'il veut une victoire. Un cessez-le-feu rapide, basé sur la ligne de contact actuelle entre les forces en présence et suivi de négociations sur un accord de paix à plus long terme, ouvre la perspective que l'Ukraine reconstitue ses forces avec le soutien de l'Occident afin de reprendre le combat ultérieurement et obligerait, en outre, la Russie à soutenir financièrement le territoire occupé, dont une grande partie a été dévastée, et à défendre la frontière.
Ce sont les raisons, explique le polémologue, pour lesquelles Poutine entend que ses revendications en rapport avec les « racines du conflit » soient satisfaites avant que d'acquiescer à un cessez-le-feu. Selon Freedman, Trump et son secrétaire à la Défense ne seraient pas disposés à débattre du sujet et ils engageront les Russes à discuter de la sécurité en Europe directement avec les Européens. C'est là que se situe une fenêtre d'opportunité pour eux de reprendre leur destin en leurs mains, à condition de réviser drastiquement leurs priorités et de parler d'une seule voix, pragmatique, et non dans l'emphase belliqueuse déployée par un salonnard à la chemise amidonnée sur les plateaux de télévision.
Le plus gênant pour Poutine, fait encore remarquer le spécialiste en War Studies, est que sa position de négociation n'est pas très forte. La Russie a l'initiative militaire depuis la fin 2023, mais ses gains sont limités et n'ont pas atteint les frontières des territoires revendiqués et ils ont été réalisés à un coût extraordinairement élevé en pertes humaines et économiques, tandis que l'Ukraine ne s'est pas laissé faire, elle détient toujours une partie de Koursk et attaque aussi des cibles stratégiques en Russie même, notamment des raffineries de pétrole. L'économie russe souffre, la croissance décline et l'inflation reste élevée.
La question est de savoir, conclut Lawrence Freedman, si Poutine est prêt à faire des concessions par rapport à ses exigences maximalistes et à quelles conditions, car, si Poutine était tenu responsable d'un échec des pourparlers de paix, il pourrait découvrir à ses dépens que même Trump est disposé à soutenir l'Ukraine (et y protéger les intérêts américains) et à alourdir les sanctions à l'égard de la Russie. Question subsidiaire : Sir Lawrence aurait-il écrit le même article à la lecture du message envoyé hier 19 février à Zelensky par Trump sur son réseau Truth Social ? Avec Trump, on a toujours l’impression que la musique va plus vite que les notes. Quant à l’Europe, elle méditera la fable de La Fontaine, La Cigale et la Fourmi : « Vous chantiez ? J’en suis fort aise. Eh bien ! Dansez maintenant. »
Ah, l'Europe, cette pauvre cigale désorientée, toute occupée à son écologie et ses valeurs démocratiques pendant que les "vrais" maîtres du monde s'échangent les clefs du destin de l'Ukraine dans un salon feutré. Quelle naïveté de vouloir défendre un projet de société fondé sur des principes plutôt que sur la loi du plus fort et les arrangements d'oligarques !
Alors oui, nous sommes sans doute coupables de ne pas manier la diplomatie comme un jeu de poker où seuls comptent les rapports de force et la taille du porte-monnaie. Nous avons l'audace de croire qu'un monde régi par le droit vaut mieux qu'un monde régi par le chantage. Nous persistons, avec une naïveté touchante, à penser que la liberté, l’état de droit et la solidarité ont encore leur mot à dire, même dans une époque où l’on préfère les transactions aux convictions.
Pendant que certains jouent les arbitres du destin des nations à coups de tweets et de démonstrations de virilité géopolitique, l'Europe s'accroche, un brin obstinée, à l'idée qu'un avenir commun se construit autrement qu'en cédant aux exigences du plus fort. Certes, ce n'est pas la manière la plus rapide ni la plus spectaculaire de peser dans les affaires du monde, mais après tout, l’histoire a prouvé que les valeurs survivent souvent plus longtemps que les empires qui les méprisent.
Alors oui, riez de cette Europe qui refuse de se plier au jeu cynique des puissants. Mais souvenez-vous : dans l’Histoire, il n’y a pas que des cigales et des fourmis. Il y a aussi ceux qui, malgré tout, refusent de danser sur la musique imposée.