Mark Siemons a étudié l'histoire, la philosophie et l'histoire de l'art. Depuis 1987, il collabore à la rédaction des pages culturelles du quotidien allemand généraliste Frankfurter Allgemeine Zeitung, l'un des trois les plus lus en Allemagne et le plus diffusé à travers le monde. Il s'est penché dans son édition dominicale du 1er décembre sur ce qui se cache derrière la rhétorique radicale (en résumé, « feu à volonté sur le système ! ») qui a présidé (sans jeu de mots) à la ré-élection de Donald Trump.
Son retour au pouvoir, écrit-il, n'est pas simplement interprété par nombre de ses partisans en Amérique comme une victoire électorale, mais comme un retournement de tendance idéologique sans retour possible en arrière, la fin d'un régime, l'amorce d'un nouveau. « Ce n'était pas une élection, a dit Peter Thiel dont il fut déjà question ici, c'était une révolution. » Il y voit l'« effondrement du libéralisme ». Si ce mot a, outre-Atlantique, une autre connotation qu'en Europe, cela n'en reste pas moins significatif.
Dans Dawn's Early Light : Taking Back Washington to Save America, un livre de Kevin D. Roberts, le président du think-tank The Heritage Foundation, dont le titre original parlait de Burning Down Washington (tout un programme!) to Save America et dont la préface est signée par le vice-président élu des Etats-Unis, J.D. Vance, son auteur ne laisse aucun doute sur la mission à accomplir, ni sur le fait qu'il n'y a rien à attendre des conservateurs de la vieille école (les « conservateurs de musée de cire ») qui s'efforcent d'obtenir tantôt un peu plus de liberté économique, tantôt un peu plus de liberté civile, car le pays est dans un état de pourriture profond et seule une disruption totale peut y remédier.
La sortie du livre avait été planifiée à l'origine pour le 24 septembre 2024, puis reportée en raison de la controverse autour de son « Projet 2025 » jusqu'après l'élection présidentielle afin de ne pas nuire au candidat préféré de ces ultras pour conduire le changement. Aucun terme n'y revient plus fréquemment que « burn », lequel figurait donc à l'origine aussi dans le sous-titre de l'ouvrage. Ces partisans radicaux du président élu ne visent pas uniquement un changement de priorités politiques - comme c'est le cas lors de chaque changement de gouvernement, constate Mark Siemons - mais une remise en question du cadre même dans lequel les priorités sont définies (les institutions, les normes et les procédures).
Rien ne dénote autant cette volonté de rupture, observe Siemons, que le fait d'affubler le système à abolir d'appellations dénigrantes, l'« uniparty » (Kevin D. Roberts), le « régime » (J.D. Vance), la « machine » (Peter Thiel, lequel l'avait déjà auparavant qualifié d'« empire » et de « ministère de la Vérité »). Une tentative d'explication a été partagée par Elon Musk décrivant la « machine » comme « un processus de formation de consensus extrêmement régulé et rapide, d'où les idées, les débats et la libre parole sont exclus d'emblée ». Ces termes rappellent la description qu'avait donnée Antonio Gramsci, le théoricien marxiste, du phénomène de « consensus spontané », à savoir que les masses sont sous l'influence de ceux qui détiennent l'hégémonie culturelle dans une société.
Le blogueur Curtis Yarvin, protégé de Peter Thiel et ami de J.D. Vance, avait inventé la notion de « cathédrale » (une accumulation de croyances au coeur de la société) et un mème emprunté au film The Matrix (dont le héros avale une « pilule rouge » pour découvrir la vérité derrière la matrice). Le mème, « red pilled », appelait au réveil par rapport aux illusions progressistes, le pendant à droite du terme « woke » à gauche. Quelle est donc la vérité qui se cache derrière la « cathédrale », la « machine », etc., s'interroge le journaliste du F.A.Z. C'est là, d'après lui, qu'est mis en évidence un certain vide dans ce qu'il nomme le « cosmos Trump ». En dehors d'un accord sur la nécessité de démanteler l'Etat fonctionnaire, la rhétorique radicale commune à ses parrains intellectuels cache des divergences et des oppositions entre leurs positions.
S'il est peut-être un dénominateur idéologique commun, avance Siemons, c'est le longtermisme, une éthique utilitariste qui oriente toutes les actions vers un bénéfice final supposé pour l'humanité tout entière, en accord avec le « Manifeste techno-optimiste » publié par l'investisseur en capital-risque Marc Andreessen en 2023. Il postule que de nombreux problèmes importants de l'humanité ont été résolus grâce au développement technologique, en particulier quand il échappe à toute contrainte, et qu'il faut tout faire pour l'accélérer. La technologie, préconise-t-il, est le moteur de la richesse et du bonheur, étant entendu que l'intelligence artificielle en est la pierre philosophale. Quant aux « idées zombies » de durabilité, de capitalisme des parties et de limites à la croissance, ce sont des idées du passé, démoralisantes, et il convient de les combattre.
Si ce n'est, relève Siemons, qu'un tel techno-capitalisme ne fait, d'après le président de la Heritage Foundation dans son livre cité ci-avant, pas partie de la solution mais du problème de l'« uniparty ». Roberts aspire à un retour aux valeurs traditionnelles, la famille notamment. Le vice-président élu Vance lui-même considère qu'une entreprise privée qui peut censurer, influencer les élections, collaborer avec les services secrets et d'autres agences gouvernementales, ne mérite pas le soutien des conservateurs. En arrière-plan, se retrouve la critique du professeur de sciences politiques à l'Université de Notre Dame Patrick J. Deneen à l'égard du libéralisme qui serait, selon lui, la cause de l'atomisation sociale dans la société occidentale contemporaine, un argument qu'il a développé dans Why Liberalism Failed (Pourquoi le libéralisme a échoué), un best-seller de 2017 recommandé même par l'ancien président Obama.
Mais, une telle critique va totalement à l'encontre des idées résolument libertaires d'un Curtis Yarvin et consorts. Ils considèrent tout universalisme comme un « culte du pouvoir » et qualifient un retour aux principes de l'ordre chrétien de « paléo-conservatisme ». « Nous n'acceptons rien de ce qui est donné, a écrit un Yarvin nietzschéen, nous ne servons aucune idole. » Pour lui, l'Etat idéal est l'Etat firme, privatisé, à la carte, laissant à chacun la décision de vivre dans l'Etat de son choix. Yarvin verrait apparemment très bien Musk en assumer la fonction de CEO.
Que se passera-t-il quand le gouvernement mis en place par Trump commencera à mettre le feu et à brûler ? S'ils sont fidèles à leurs préceptes, ironise Siemons, ces idéologues de son camp se mettront à s'écharper l'un l'autre avec autant de ferveur qu'ils en montrent dans leur lutte contre la machine. Peut-être en viendront-ils à regretter leur mépris à l'égard des conservateurs classiques et des leçons du passé - l'histoire de tyrannie et de querelles religieuses ainsi que la prise de conscience qui a abouti à la séparation des pouvoirs et à l'Etat de droit afin d'éviter une guerre civile permanente.