Le titre de l'article est la traduction de celui de Rainer Hank dans la rubrique économique du journal Frankfurter Allgemeinen Sonntagszeitung (FAS), « Das Evangelium nach Peter Thiel ». Hank parle en connaissance de cause puisqu'en plus de la littérature et de la philosophie, il a étudié la théologie à l'université. Ça tombe bien puisque Thiel dont il sera question ci-après s'intéresse lui aussi à la théologie.
Nous avons à présent compris, relève Hank, que nous sommes tous condamnés à l'Untergang (« La chute », pour ceux qui se souviennent du film d'Oliver Hirschbiegel) par le « duo infernale » (« Der Spiegel ») formé par Donald Trump et Elon Musk, le milliardaire de Tesla, X/Twitter et SpaceX. Ils nous entraîneront immanquablement dans la misère. Mais, comme, d'ici le 20 janvier 2025, il reste encore un peu de temps jusqu'à l'entrée en fonction de l'ennemi public numéro un en chair et en os, Hank propose de surseoir à la diabolisation et de procéder à l'analyse.
Les Etats-Unis sont un pays divisé. Trump a obtenu 76.857.299 suffrages (Harris, 74.365.231, près de 2,5 millions de moins). Il est difficile de croire qu'il n'y a parmi les électeurs de Trump que des demeurés et non une multitude de têtes pensantes très différentes les unes des autres. C'est ce qui devrait éveiller notre curiosité, écrit Hank, pour mieux comprendre les choses et il prend comme exemple un ancien compatriote, Peter Thiel donc, encore un milliardaire de la hi-tech, que certains persistent à croire dangereux sans pouvoir s'empêcher de lui vouer une certaine admiration. Jugez-en : un entrepreneur libertaire pur et dur de la race des héros d'Ayn Rand, qui s'affiche comme homosexuel et qui flirte avec le catholicisme. Soit dit en passant, encore un de ces hommes hors-norme que l'Europe n'a pu retenir en son sein radiant.
En effet, Peter Thiel est né à Francfort-sur-le-Main, le 11 octobre 1967. Peu après sa naissance, ses parents ont émigré aux États-Unis, où il a étudié le droit et la philosophie à l'Université Stanford. Il a travaillé dans un cabinet d'avocats new-yorkais, puis s'est tourné vers les marchés financiers. A la fin des années 90, il a co-fondé le système de paiement sur Internet PayPal (vendu à eBay en 2002 pour 1,5 milliard de dollars) ; en 2004, il a participé au financement de Facebook de Mark Zuckerberg à concurrence de 500.000 $ en échange de 10,2 pour cent des actions ; puis, il a co-fondé l'entreprise d'analyse de données Palantir. Sa fortune est estimée à quelque 12 milliards de dollars.
Circonstance aggravante, le vice-président élu des Etats-Unis, J. D. Vance, considère Thiel comme son mentor. Thiel est un gagneur ; il déteste perdre, surtout aux échecs, un jeu qu'il pratique depuis l'âge de six ans et dont il a été l'un des meilleurs compétiteurs juniors aux Etats-Unis. Thiel s'était déjà engagé en faveur de Trump à l'époque de sa première élection, tout en y mettant un garde-fou : « Ignorer ses propres lois n'est pas possible dans un État de droit libéral ». Non-conformiste, il s'est fait plus discret que son vieux copain Elon Musk lors de la récente campagne électorale. Il trouve d'ailleurs le slogan « Make America Great Again » complètement tarte, plutôt gaga que « maga ».
Thiel dispose d'un intellect hors pair. A Stanford, il a été marqué par le philosophe français René Girard (1923-2015), autre brillant expatrié de la vieille Europe. Après que Copernic eut décentré la Terre dans le système solaire, que Darwin eut renvoyé l'homme à son ascendance animale, que Freud eut dit que le moi serait prisonnier de l'inconscient (ne serait pas « maître chez lui »), Girard et sa théorie du « désir mimétique » ont infligé un énième démenti à l'égocentrisme de l'homme, lequel n'aurait finalement pas de « chez lui ». Nos désirs ne nous appartiennent pas, nous ressentons tout simplement le besoin d'imiter les désirs des autres (d'où le terme « mimétique », autre avatar de l'envie, la notion qui permet notamment d'éclairer toute l'oeuvre de Shakespeare).
Cette compétition est destructrice, car elle conduit à la souffrance et au malheur. C'est sans doute ce que veut dire Thiel, remarque Rainer Hank, avec sa phrase ambiguë « Competition is for losers », à cette nuance près que précisément « le génie du libéralisme économique réside, selon Thiel, dans le fait qu'il permet la liberté de la rivalité mimétique pour le bien de notre prospérité. » Contradiction ?
Par l'intermédiaire de René Girard, Peter Thiel ne s'intéresse pas seulement à la foi chrétienne en la rédemption, mais aussi à la théologie politique du juriste allemand Carl Schmitt (1888-1985). Cela lui a valu des critiques, poursuit Hank, car Schmitt est considéré comme le juriste phare du nazisme - ce qui n'a pas empêché, dit-il, de nombreux gauchistes allemands de l'admirer après 1945. Thiel voit des parallèles entre l'Allemagne des années 20 du siècle dernier et l'Amérique d'aujourd'hui : à chaque fois, le libéralisme est en recul. Les libéraux n'ont pas pris suffisamment en compte, pense-t-il, la distinction politique centrale entre amis et ennemis.
Se référant à Schmitt, Thiel avance que les concepts clés de l'économie politique ont des origines théologiques. Celles-ci résident dans la lutte entre Dieu et le mal et dans une tendance permanente à la destruction. René Girard n'est pas loin : « Je pense que la vérité n'est pas un vain mot, ou un simple "effet", comme on dit aujourd'hui, écrit-il dans Des choses cachées depuis la fondation du monde. Je pense que tout ce qui peut nous détourner de la folie et de la mort, désormais, a partie liée avec cette vérité. »
Bon article mais on reste sur sa faim quand ça commence à devenir vraiment intéressant. Prévoyez vous une suite?