Que pensez-vous de l'élection de Trump ? A vrai dire, pas grand chose, si ce n'est qu'il a été élu par une majorité d'Américains auxquels le choix appartenait et qui, eux, ont dû avoir de bonnes raisons de l'élire, reality check pour les médias et nombre d'intellectuels européens qui considèrent que c'est « incompréhensible ». Rik Torfs, l'ancien recteur de la KULeuven, suivi par près de deux cent mille abonnés sur « X », s'est penché sur la question dans sa chronique hebdomadaire sur le média flamand Doorbraak.
Trump n'est pas un saint, concède-t-il en toute connaissance des choses ecclésiastiques (puisqu'il est professeur émérite de droit canon). Ce n'est d'ailleurs pas forcément une catastrophe, avance-t-il : si un saint était élu, il mettrait son pays et la paix dans le monde en danger, car pour exercer son mandat un politicien doit toujours être un peu rusé et faux. En outre, la sainteté chez les journalistes et les intellectuels est l'apanage d'une bande d'hypocrites qui décrivent le monde tel que selon eux il devrait être et refusent qu'il ne corresponde pas à l'idée qu'ils s'en font. Trump est-il narcissique ? Le consensus scientifique, dit Torfs, serait brisé s'il ne l'était pas.
Plus incompréhensible est que les experts en trumpisme jugent son élection incompréhensible, alors qu'il s'agit d'un événement simple et empiriquement observable. Comment lesdits experts peuvent-ils ne pas le comprendre, eux qui se targuent d'analyses pertinentes sur le climat et la covid-19 et qui savent dans sa perfection à quoi devrait ressembler un monde juste et équitable et, par exemple, en quoi la décroissance ferait que par magie le monde serait sauvé et qu'il y en aurait assez pour le nourrir ?
Rik Torfs voit deux raisons à cet état de stupeur médiatique et intellectuelle. La première, essentielle, est qu'il s'agit une forme de cécité morale. Beaucoup voient le monde à travers le filtre de leurs propres valeurs morales. Ce qui ne correspond pas à ces critères leur paraît « incompréhensible », non pas que ce soit rationnellement inexplicable, dit-il, mais parce que c'est si éloigné de leurs propres opinions inébranlables qu'ils transforment leur désapprobation morale en une impossibilité rationnelle. Appliqué au cas Trump, ça donne : « Il est tellement mauvais qu'une personne sensée ne peut raisonnablement pas voter pour lui. »
Cependant, il peut y avoir des arguments rationnellement acceptables pour voter pour des personnes moralement imparfaites. Torfs cite à titre d'exemple, qu'elles aient une vision claire de l'économie, ou qu'elles comprennent et interprètent mieux que leurs adversaires l'état d'esprit de leurs électeurs. Les Américains, observe-t-il, sont des optimistes. Ils veulent aller de l'avant et ne pas rester les bras croisés. Ils votent pour qui leur plaît.
La moralité dominante et uniformément partagée de l'élite intellectuelle occidentale la rend aveugle à toute réalité qui ne s'inscrit pas dans le cadre étroit de son modèle de valeurs éthiques. Cela a des conséquences désastreuses, car une morale qui ne peut fonctionner qu'en persistant dans le déni de réalité est profondément amorale.
Torfs voit une seconde raison à la cécité européenne face à la réalité, à savoir le rôle de l'Histoire (années 1930, colonialisme, esclavage). Elle est utilisée tant et plus pour mettre en garde contre un avenir sombre. Mais, fait-il encore remarquer, toute vision de l'Histoire est elle aussi colorée par les lunettes morales à travers lesquelles les gens regardent. Cela peut conduire à une vision étriquée de l'Histoire, laquelle perd de son étendue et de sa profondeur, de son ironie et de sa relativité, dès lors qu'elle se fait complice docile de la morale dominante.
Que de gens bien-pensants n’assènent-ils pas : « Souvenez-vous de l'Histoire ! ». En réalité, il s'agit de souscrire au cadre moral qui se trouve confirmé dans leur interprétation « correcte » de l'Histoire. Pourquoi tant d'intellectuels et de journalistes trouvent-ils l'élection de Trump incompréhensible ? C'est, répond Torfs, parce que leur pensée morale ne laisse aucune place aux choix rationnels qui entrent en conflit avec elle, et qu'ils subordonnent entièrement leur interprétation personnelle de l'Histoire à leur propre morale, la « seule possible ».
Excellent !