Le 26 mai, Filip Michiels a publié sur Doorbraak une interview de l'économiste flamand Ivan Van de Cloot (Fondation Merito), lequel estime que l'on ne peut sous-estimer l'importance de la décision de l'agence de notation Moody's d'abaisser la note de la dette des Etats-Unis, car le dollar, unité de compte, monnaie d'échange et monnaie de réserve, est la clé de voûte du système financier mondial. Van de Cloot n'est pas seul.
Ray Dalio, un investisseur et gestionnaire de hedge funds, principalement connu pour avoir fondé l'un des plus grands fonds du genre au monde et avoir prédit l'effondrement des marchés en 2008, a réagi à la dégradation de la note de la dette des USA par l'agence de notation Moody's, le 16 mai 2025, en estimant que les risques liés à la détention de la dette publique américaine sont plus élevés que la note de Moody's ne le laisse supposer.
Auteur du livre The Changing World Order : Why Nations Succeed and Fail paru en 2021, il adopte une vision assez sombre des dynamiques à l'oeuvre dans le monde. Il y voit un changement de cycle historique (la fin d'un cycle impérial pour les Etats-Unis comme la Grande-Bretagne et les Pays-Bas y ont précédemment été confrontés) et un basculement d'ordre géopolitique et monétaire global en raison d'une convergence de crises systémiques (dettes excessives, monnaies fragilisées, conflits internes, risques de guerre) susceptibles de mener à une réinitialisation de l'ordre mondial. L'analyse se veut structurale et non prophétique. Le pire n'est jamais sûr.
Le pourquoi du comment
La dette publique totale des Etats-Unis a dépassé le cap des 36 000 milliards de dollars. Ce montant représente environ 123 % du produit intérieur brut (PIB) du pays. Pour 2025, le coût du service de la dette des États-Unis est estimé à 952 milliards de dollars, selon les projections du Congressional Budget Office (CBO) et les dépenses fédérales totales pour l'exercice fiscal 2025 sont projetées à 7 000 milliards de dollars, soit environ 23,3 % du PIB du pays. Les paiements d'intérêts sur la dette publique représentent donc environ 13,6 % des dépenses fédérales totales prévues pour 2025 et, avec un PIB nominal 2025 estimé de 30 507 milliards de dollars, environ 3,1 % du PIB, c'est à dire plus que le taux de croissance annuelle prévue dudit PIB (de 1,8 à 2,9 % d'après les estimations).
Le coût du service de la dette publique US a très fortement augmenté ces dernières années, passant de 223 milliards de dollars en 2015 à 881 milliards en 2024, et des projections indiquent que les paiements d'intérêts pourraient dépasser 1 000 milliards de dollars dès 2026, représentant une part croissante du budget fédéral et du PIB. En outre, la croissance était de 2,4 % au quatrième trimestre de 2024 or, au T1 2025, le PIB réel (corrigé de l'inflation) a diminué de 0,3 % en rythme annualisé... C'est là que se situe le problème de M. Trump et des Etats-Unis.
Le problème ne date pas d'hier. Dès avant le retour au pouvoir de l'actuel président, les Etats-Unis avaient réorienté leur stratégie industrielle vers plus d'interventionnisme avec des subventions et des incitations encourageant les entreprises à s'y implanter. Sans doute ce revirement stratégique peut-il se comprendre face à la montée en puissance de la Chine, mais il correspond aussi à une volonté de concentrer l'innovation sur le territoire des Etats-Unis, d'y attirer les start-ups et les cerveaux ainsi que de favoriser le rachat d'actifs à bon prix dans des secteurs clés, grâce à l'abondance des capitaux disponibles et un écosystème généralement favorable à l'esprit d'entreprise.
Au sabordage, tous !
Venons-en aux fondamentaux. Lorsque, dans un pays, le coût annuel de la dette en pourcentage du PIB (c.-à-d. le poids des intérêts sur l'économie) est supérieur au taux de croissance du PIB, cela a des implications importantes sur le plan de la dynamique de la dette publique. En bref, fût-elle celle des Etats-Unis, la dette devient insoutenable à long terme si elle n'est pas compensée par d'autres ajustements. En effet, si le taux d'intérêt effectif sur la dette est supérieur au taux de croissance du PIB nominal, alors même un déficit primaire faible (ou nul) peut mener à une augmentation du ratio dette/PIB. L'État doit soit dégager des excédents primaires (dépenser moins, hors intérêts, qu’il ne gagne) pour stabiliser la dette, soit accepter une hausse de son endettement, ce qui peut à terme réduire sa crédibilité ou mener à une crise de la dette.
De plus, lorsque le poids de la dette est important et le taux d'intérêt moyen sur la dette supérieur au taux de croissance de l'économie, les excédents primaires doivent être suffisants pour contenir un effet boule de neige. Sinon, même sans nouvelles dépenses, la dette augmente mécaniquement. (A l'inverse, si la croissance est plus élevée que la charge de la dette relativement au PIB, l'Etat peut se désendetter. Même sans effort budgétaire, à solde primaire nul, le ratio Dette/PIB diminue alors au fil du temps.)
La quadrature du cercle
Revenons-en à présent à M. Trump. Il est face à la quadrature du cercle. Il veut tout et le contraire : augmenter les droits de douane ; dévaluer le dollar ; baisser les taux d'intérêt et réduire l'inflation ; baisser les impôts et financer le déficit budgétaire croissant des Etats-Unis. C'est contradictoire dans la mesure où une hausse des droits de douane tend à générer de l'inflation ; une baisse du dollar a le même effet ; pour combattre l'inflation la banque centrale – la Fed – doit en principe augmenter les taux d'intérêt ; une baisse du dollar et des taux d'intérêt décourageraient les candidats créanciers des Etats-Unis, a fortiori si, en raison d'une baisse d'impôts, la dynamique de la dette américaine n'était pas maîtrisée.
Comme si cette sorte d'état de déni de la réalité économique et financière ne suffisait pas, M. Trump dans sa Big Beautiful Bill s'est arrogé la faculté de taxer les investissements étrangers plus qu’ils ne le sont déjà (voire les flux financiers avec l'étranger ?). La bonne presse vient de découvrir l'eau chaude (voir notamment le Financial Times des 31 mai et 1er juin), mais cette chronique l'avait déjà évoqué il y a plusieurs semaines sur la base du rapport Miran, du nom de l'un des idéologues de l'administration Trump.
Cela relève d'une vision marxiste de considérer que la dette publique est la marque d'une aliénation de l'Etat et implicitement qu'elle ne doit pas être honorée dès lors qu'elle résulte d'une injustice structurelle et d'un système d'exploitation qui préjudicient la classe « ouvrière » (ici américaine). N'est-ce pas ainsi que M. Trump présente les choses ? Van de Cloot a raison, nous sommes bien entrés dans une phase critique pour l'ordre financier mondial, et peut-être, comme Ray Dalio incite à le penser, un basculement révolutionnaire est-il amorcé. M. Trump n'aura fait que le précipiter.
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GRAND MERCI pour ce texte particulièrement intéressant!