La bataille des institutions est engagée. Elle constitue un défi pour les fondements de la démocratie. C'est ce qu'écrivait Nathan Gardels, l'an dernier, avant l'élection présidentielle aux Etats-Unis, dans le magazine Noema (« le noème ») dont il est le rédacteur en chef et qui est édité par l'Institut Berggruen, du nom de son co-fondateur (avec Gardels), le milliardaire et philanthrope américano-allemand né à Paris, Nicolas Berggruen. Basé à Los Angeles, ce think tank s'est donné pour mission d'explorer les transformations du monde d'une manière multidisciplinaire. Vaste projet.
Nul ne peut nier la crise de gouvernance dans laquelle sont plongées les démocraties occidentales. Elle se manifeste, notamment, dans ce que l'insolubilité des problèmes par la concurrence politique aboutit, analyse Gardels, à la remise en question de leurs constitutions fondatrices et des institutions auxquelles elles confèrent la légitimité. Il s'agit d'abord d'une crise de confiance, dit-il, se référant à l'avertissement du politologue Francis Fukuyama, pour qui la croyance en la corruptibilité de toutes les institutions mène à une méfiance généralisée à l'égard de leur impartialité, état de fait auquel, s'il se prolonge, les démocraties ne survivront pas. Elles tomberont sous les coups de butoir des querelles partisanes.
La montée des populismes n'est pas à l'origine de la crise de gouvernance, mais est un symptôme de la déliquescence des instances démocratiques. Celles-ci ont été capturées, expose Gardels, par les « intérêts organisés de l'establishment en place », lequel n'a pas su faire face à la mondialisation, au changement technologique et aux clivages culturels. Le danger réside en ce que les uns et les autres s'attaquent aux piliers de la démocratie, lesquels la protègent contre elle-même par un système de freins et de contrepoids qui lui sont essentiels.
Ce diagnostic sur la capture des institutions par les « intérêts organisés de l'establishment en place » vaut, semble-t-il, pour la Commission européenne, sa bureaucratie et la Cour de justice de l'UE, qui échappent à un contrôle démocratique réel, mais aussi pour la Belgique où règne la particratie et pour la France où la centralisation du pouvoir a curieusement aboutit à son dérèglement et au désordre. Prononcé par un institut de réflexion américain, le diagnostic ne s'applique-t-il pas toutefois d'abord à l'état de la démocratie en Amérique, où le ressentiment des déplorables (ainsi que les qualifia Mme Clinton, alors candidate à la présidence de son pays) à l'égard des élites a contribué par deux fois à l'accession au pouvoir de celui qui fut son adversaire ?
Ce n'est toutefois pas ainsi que Gardels voit les choses, ce qui n'enlève rien à la justesse de son constat de départ. Lui, il vise les gouvernements auparavant au pouvoir en Pologne et au Brésil et actuellement au pouvoir en Israël, la Hongrie de Viktor Orbán, le Mexique de Claudia Sheinbaum, tous plus ou moins accusés d'illibéralisme, de tentatives de mainmise sur la justice et le processus électoral, ainsi que d'étouffement des « médias indépendants » et de la société civile.
Dès avant la réélection de Donald Trump, Gardels en avait déjà aussi après ses partisans, accusés d'aspirer à « réduire les pouvoirs de ce qu'ils appellent l'Etat administratif, c'est-à-dire les agences dotées du pouvoir discrétionnaire, en vertu d'un mandat législatif, de réglementer les activités du secteur privé », notamment dans le domaine du « changement climatique auquel ils ne croient pas ». N'est-ce pas là une manière partielle et partiale de présenter les choses, en les qualifiant, pour le compte, de « vandalisme institutionnel » ?
L'argument peut être retourné contre celui qui l'utilise. En vertu de quoi, si ce n'est l'idéologie, un pouvoir démocratiquement élu ne pourrait-il pas modifier le mandat d'agences dotées d'un pouvoir discrétionnaire qui l'exercent à l'encontre du choix manifesté par l'électeur ? C'est le contraire qui se passe dans l'Union européenne et la plupart de ses pays membres dans lesquels, quel que soit le vote de l'électeur, la même idéologie, dictée de l'extérieur par des instances non élues, prédomine dans la conduite des affaires politiques. Cela explique la désaffection d'une majorité de la population à l'égard de la politique.
Or, en l'absence d'une participation massive et active des citoyens à la politique, quitte à trouver « des réponses simples à des problèmes complexes » ou supposés tels, comment défendre et restaurer les institutions qui nous ont permis de devenir ce que nous avons été et donnent l'espérance de le redevenir ? Restera, bien sûr, à vérifier si le système de checks and balances mis en place aux Etats-Unis résistera à la nouvelle administration avant que celle-ci n'en ait ruiné l'économie et la monnaie et à compter sur ce que, en proie à quelque folie guerrière, les picrocholes de l'Europe bien-pensante n'aient pas dans l'intervalle eu l’imp(r)udence de s’attaquer au royaume de Grandgousier.
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Excellent article. L'essentiel y est dit !