Rik Torfs, l'ancien recteur et professeur de droit canon de la KULeuven est apprécié, notamment par ses 200.000 abonnés sur X, pour son esprit caustique. Dans sa chronique hebdomadaire sur le média flamand Doorbraak, il s'est réjoui de l'avancée de l'intelligence artificielle. Elle ne constitue pas une menace pour la société, dit-il, par contre elle met à nu les faiblesses de nos systèmes et procédures. L’IA amplifie et expose les dysfonctionnements plus qu'elle n'en crée. Elle est un miroir de notre société.
Torfs se déclare sans hésitation fervent partisan de l'intelligence artificielle. Elle aide à démasquer les absurdités, dit-il. S'il suffit de tapoter sur quelques touches pour rédiger un mémoire de master universitaire sur ChatGPT, cela démontre bien qu'il est superflu. L'IA ne menace pas l'enseignement universitaire, elle en expose les faiblesses. Tout le monde sait que de nombreux mémoires de master obligatoires sont inutiles. Personne ne les lit, prétend-il, à l'exception, sous la contrainte morale, du futur (ou de la future) ex-partenaire de l'étudiant(e).
L'IA agit, poursuit-il, comme un révélateur d'inepties. Il s'en prend notamment aux « déclarations de mission ». Les plombiers et les électriciens sont des gens suffisamment sensés pour ne pas en avoir, mais les établissements d'enseignement ou les entreprises s'en vantent. C'est là qu'intervient l'IA. Dans la « déclaration de mission » de toute entreprise pharmaceutique, laquelle cherche à tous les coups, bien sûr, avant tout, à faire des bénéfices, il est énoncé que « le patient passe avant tout ». De même, les universités sont toutes « diverses » et « durables », de préférence plus durables ou les plus durables. Tout est bon pour attirer le chaland, quand cela rapporte.
L'IA dispense d’écrire ce que l’on ne pense pas
L'IA présente cet avantage de rédiger des documents parfaitement lisses et hypocrites sans que l'on n'ait à y réfléchir soi-même, fait observer Torfs. Vous n'avez plus besoin d'écrire vous-même ce que vous ne pensez pas. Vous avez le loisir de sous-traiter la chose à un expert. Et cet expert, c'est l'IA. Ce propos positif la concernant tranche avec ceux alarmistes, comme si souvent face à l'innovation, qui y voient une menace imminente.
Ces documents superflus que ChatGPT accepte volontiers de produire, provoqueraient, à défaut, le burn-out et la dépression chez leurs auteurs. Désormais, grâce au robot, leur santé ne souffre pas des conneries prétentieuses, comme des plans stratégiques, des visions éducatives, des rapports annuels. Il suffit de demander au robot pour obtenir immédiatement les pages nécessaires de considérations illisibles que les gouvernements et les administrations considèrent comme la preuve ultime de leur sens des responsabilités et de leur sérieux professionnel.
Cela ne va-t-il pas entraîner des pertes d'emplois ? Oui, sans doute, répond Torfs, mais comme ce sont des emplois ennuyeux et répétitifs pour accomplir des tâches contraignantes censées protéger notre société anxieuse de l'incertitude, c'est une bonne chose qu'ils disparaissent. Les jardiniers, les plombiers, les infirmiers, les boulangers et les cafetiers n'ont sur ce plan rien à craindre, ni les vrais enseignants, ceux qui suivent très fidèlement les programmes scolaires rédigés par l'IA parce qu'ils ne les ont pas lus et qui n'ont jamais à supplier leurs élèves de faire silence parce qu'ils ont vraiment quelque chose à leur apprendre.
Dame Justice bientôt à nouveau aveugle
Torfs aperçoit toutefois un gros inconvénient avec l'IA : une vision étroite de la réalité, une dictature des faits et de la clarté. Elle présente le danger d'un surplus de solutions claires, trop claires. Cela vaut tout particulièrement, relève-t-il, dans le domaine de la justice. L'IA semble idéale pour rendre Dame Justice à nouveau aveugle et tendre à l'objectivation du procès : plus de justice de classe, plus d'échappatoires. L'air du temps va déjà dans ce sens. On le ressent dans les plaidoiries en faveur de la « tolérance zéro » ou dans des remarques telles que « la loi est la même pour tous ».
Si les privilèges et la justice de classe sont effectivement inadmissibles, l'application aveugle d'une règle de droit sans tenir compte des circonstances est tout aussi erronée. C'est pourquoi il existe des circonstances atténuantes et aggravantes en droit pénal, fait remarquer le juriste qu'est Torfs. Il y a un risque d'appauvrissement de la réalité humaine (par nature ambigüe, nuancée, irrationnelle) et de rationalisation excessive du droit, au détriment de son humanité, de sa souplesse, du sens moral de la justice, a fortiori si l'on instaure un algorithme de justice prédictive. Dame Justice aveugle est un symbole d'impartialité, non de déshumanisation.
Cela survient dans une société qui partage de nombreuses normes contraignantes et toujours moins de valeurs spontanément vécues, ajoute Torfs. De nos jours, chaque citoyen enfreint une règle de droit souvent sans le savoir. Si l'on veut appliquer ces normes sans concession ni égard pour le contexte et les circonstances, l'avenir s'annonce particulièrement sombre pour notre société. Dureté et répression partout, tandis que les crimes les plus graves resteront peut-être impunis parce qu'ils sont trop difficiles à détecter et à poursuivre.
L'IA peut accentuer le problème. Le droit et la justice sont associés à l'uniformité. A tort, dit Torfs : « Je suis plus sensible à l'opinion du poète portugais Fernando Pessoa (1888-1935) : "Les normes n'existent pas. Chaque être humain est une exception à une règle qui n'existe pas." C'est bien sûr exagéré, mais c'est une exagération sympathique, contrepoids nécessaire à notre époque rectiligne. Autrefois, on disait que l'exception confirmait la règle. De nos jours, la règle invalide l'exception, or une règle sans exception ne témoigne pas d'un attachement aux principes, mais d'une peur de porter soi-même un jugement équilibré. »
Torfs termine sa chronique en rappelant la parole du Christ « Le sabbat est fait pour l’homme, non l'homme pour le sabbat » (Marc 2:27) et inscrit son propos dans une tradition judéo-chrétienne où la loi est relativisée au profit de la personne. Chez Paul, l'idée va encore plus loin : la foi dépasse la Loi mosaïque et libère de l'emprise de la norme religieuse comme condition d'accès à Dieu. Paul, commente Torfs, était contre les tracasseries administratives. Tout cela démontre les limites de l'IA, conclut-il. Elle est très intelligente, mais, pour l'instant, elle n'est pas encore géniale.
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MERCI pour ce texte réaliste et VRAI!