« L'Europe » suit le (mauvais) exemple de la Chine médiévale
L'UE sous l'emprise de sa nomenklatura
Si, au début du XVe siècle, un futurologue avait eu à parier sur la nation du monde qui présentait les meilleures perspectives pour l'avenir, il y a de fortes chances qu'il eût parié sur la Chine, estime le Pr Harold B. Jones, l'auteur d'un essai, Personal Character & National Destiny, sur les facteurs qui expliquent, selon lui, l'ascension et le déclin des nations (« nation » s'entendant comme l'ensemble des personnes formant la population d'un Etat, soumises à la même autorité politique souveraine).
Parmi les éléments que le futurologue aurait mentionnés à l'appui de son pronostic, la technologie chinoise aurait figuré en bonne place. Avec la presse à imprimer à caractères mobiles et l'utilisation de la poudre à usage militaire, la Chine avait pris quelques siècles d'avance sur l'Europe. Sur le plan médical, elle avait bien avant l'Europe pratiqué la distillation, utilisé le mercure et l'iode, vacciné contre la variole. Et, avant que Henri le Navigateur (1394-1460, qui, fils du roi Jean Ier du Portugal, n'a d'ailleurs jamais navigué lui-même) ne lance les expéditions du XVe siècle en Afrique et en Inde et que Christophe Colomb ne « découvre l'Amérique » en octobre 1492, les Chinois commerçaient déjà avec les États côtiers d'Afrique, au moyen de grands navires dotés de compartiments étanches, et savaient utiliser la boussole.
Qu'est-il arrivé à la Chine du XVe siècle ?
Ce n'eût donc dû être qu'une question de temps avant que les Chinois ne se tournent vers l'autre horizon et ne découvrent les Amériques en premier. En outre, la Chine était un Etat unifié et doté d'une fonction publique compétente. Au début du XVe siècle, elle disposait de tous les atouts pour influer de manière décisive sur le cours de l'histoire. Or, l'Europe d'abord, puis les Etats-Unis, ont pris le pas sur la Chine. Comment se fait-il qu'en ce début du XXIe siècle, elle en soit à s'efforcer de rattraper l'Occident ? Qu'est-il arrivé ? Comment se fait-il que la Chine a été rattrapée par des nations moins avancées et plus pauvres que la sienne ? La question, souligne Harold B. Jones Jr, est d'importance, car la réponse est de nature à comporter un avertissement pour les Etats-Unis et, plus encore, ajouterions-nous, pour l'Europe d'aujourd'hui.
Dans How the West Grew Rich (Comment l'Occident s'est enrichi), deux chercheurs universitaires américains, Nathan Rosenberg et L. E. Birdzell Jr., rejettent la faute sur les institutions politiques chinoises. Selon eux, le progrès résulte de l'innovation et celle-ci, de la liberté. Or, au XVe siècle, la Chine n'était pas menacée dans ses frontières. Quand Yongle, le troisième empereur de la dynastie Ming, monta sur le trône en 1402, il s'empressa de centraliser, hiérarchiser, codifier, contrôler. Les fonctionnaires chinois n'avaient rien à gagner de l'innovation. Soucieux de maintenir un équilibre entre les divers intérêts en place, ils s'opposaient, comme toujours et partout, à tout ce qui risquait de rompre cet équilibre. L'Empire réglementait dans le détail les faits et gestes de ses sujets et finit par interdire les expéditions nautiques lointaines.
En Europe, par contre, à la même époque, pas question de statu quo, ça guerroyait ferme et villes et marchands commencèrent à s'émanciper de la tutelle politique et religieuse. L'innovation, dès lors qu'elle procurait un avantage sur les rivaux, était la bienvenue. L'innovation est l'œuvre d'individus, rappelle Harold B. Jones. Quand elle se produit dans de grandes institutions, c'est toujours parce qu'elle a été promue en leur sein par une personne décrite par James Brian Quinn, un professeur de la Tuck School d'administration des affaires, comme « odieuse, impatiente, égoïste et peut-être un peu irrationnelle en termes d'organisation ». Selon Rosenberg et Birdzell, l'innovation consiste en une révolte contre les conventions. Elle se produit lorsqu'un individu se heurte à un problème familier et refuse de le traiter de la même manière. A la base de ce refus, il y a la confiance en soi en tant que source de nouvelles solutions.
Un chef est un chef et un sujet, un sujet
La Chine, avance Harold B. Jones, n'a pas tenu les promesses du début du XVe siècle parce que les Chinois n'avaient pas confiance en eux en tant qu'individus, même si, à une certaine époque de leur histoire, avant notre ère, il en allait autrement, jusqu'à ce qu'on leur inculque qu'un chef est un chef et un sujet, un sujet et que l'on se mette à faire coller la réalité aux théories. Pendant ce temps-là, en Europe, s'amorçait à peine la grande époque de l'individualisme, à la suite des théologiens Nicolas Oresme, Jan Hus (mort sur le bûcher pour hérésie), John Wyclif, Nicolas de Cues, en porte-à-faux avec ce qu'il est convenu d'appeler l'aristotélisme médiéval.
Flashforward. Bond en avant. En mai 1962, lors d'une conférence de presse, le président des Etats-Unis John F. Kennedy avança que les problèmes du monde moderne sont essentiellement de nature technique, et non politique, et qu'ils dépassent de loin « l'entendement de la plupart des hommes ». C'était là un changement de paradigme par rapport à ce que la Constitution des Etats-Unis et ses dix premiers amendements (« Bill of Rights ») préconisaient. En effet, Kennedy se prononçait pour une gouvernance par des « experts ». Il ouvrait la voie à plus de bureaucratie et à moins de démocratie, car la gestion du monde était trop compliquée pour être soumise au jugement de l'homme ordinaire. Ce discours préfigurait en quelque sorte la création du World Economic Forum (Forum de Davos, en 1971) et les autres délires de gouvernance mondiale pour améliorer l'état du monde (« improving the state of the world »).
« Centraliser, hiérarchiser, codifier, contrôler. » Souvenez-vous de Yongle, le troisième empereur de la dynastie Ming, et craignez que les mêmes causes ne produisent les mêmes effets. L'insistance moderne sur les règles est semblable à l'insistance chinoise du XVe siècle sur la conformité, non pas la créativité ; sur l'obéissance, non pas l'originalité. On ne veut pas que l'homme de terrain pense par lui-même et trouve une solution unique, innove. On veut qu'il exécute les choses dans les règles établies par une nomenklatura en sa tour d'ivoire (eût dit Sainte-Beuve). L'Union européenne ayant pris une certaine avance sur les Etats-Unis en ce qui concerne la bureaucratie et la réglementation (Green Deal, Climate Law, Fit for 55 dans le but de rendre l'Europe climatiquement neutre en 2050, mais aussi Digital Services Act dans le but de combattre les contenus illégaux et la désinformation en ligne, à titre d'exemple), nulle surprise que son déclin soit plus avancé que celui des Etats-Unis.
Toute organisation humaine, quelle qu'elle soit, tend avec le temps, à se surprotéger, quitte même à en devenir mafieuse. Il s'agit là d'un mécanisme que l'on pourrait appeler "darwinien". On peut notamment l'observer dans certains partis politiques et dans certaines administrations.
J'ai republié l'article sur FB. Merci pour cette analyse et ce cri d'alarme !