Les cryptomonnaies, « contraires aux intérêts de la civilisation » ?
Une réflexion sur leur désidérabilité et leur pérennité
Business AM, un site web basé en Flandre et décryptant l'actualité économique et politique, a publié le 20 août 2025 un billet faisant état des prévisions pessimistes d'un analyste spécialisé, Justin Bons, fondateur de Cyber Capital, un fonds amstellodamois se présentant comme le plus ancien d'Europe dédié aux crypto-monnaies, concernant l'avenir du bitcoin. Bons avance trois arguments structurels qui lui en font craindre la disparition dans la prochaine décennie : sa dépendance à un algorithme très énergivore, une diminution alléguée du budget de sécurité du réseau et un risque d'altération des règles d'immutabilité (le « hard cap » de 21 millions d'unités).
Par-delà ces éléments techniques liés au bitcoin, c'est tout l'univers des cryptomonnaies qui mérite la réflexion quant à leur désidérabilité et leur pérennité. L'un des critiques les plus virulents des cryptomonnaies fut Charlie Munger, ancien vice-président de Berkshire Hathaway et partenaire de Warren Buffett. Il les décrivit comme « écoeurantes et contraires aux intérêts de la civilisation », une « pyramide de Ponzi » ou quelque chose s'en approchant. Qu'en est-il ?
La croyance que d'autres paieront plus cher demain
Une différence avec un système de Ponzi (illégal par nature, cf. Madoff) est que les cryptomonnaies ne promettent pas de rendement fixe (payé avec l'argent frais apporté par de nouveaux entrants) et, si elles sont hautement spéculatives (prix et rendement dépendent de la croyance que d'autres paieront plus cher demain), toutes ne sont pas, par définition, frauduleuses (bien que certaines l'ont été). Quoi qu'il en soit, Munger soutenait que les cryptomonnaies favorisent les activités illicites, la spéculation malsaine et l'instabilité financière. Il appela le gouvernement américain à les interdire, citant à l'époque la Chine comme exemple. (Elle aurait entretemps quelque peu changé de posture.)
Warren Buffett a, pour sa part, déclaré sur CNBC lors d'une interview en janvier 2018 : « If I could buy a five-year put on every one of the cryptocurrencies, I'd be glad to do it, but I would never short a dime's worth. », signifiant par là qu’il serait prêt à miser sur une baisse de leurs cours à long terme via une option de vente, mais jamais à prendre le risque d'une vente à découvert, compte tenu de la forte volatilité de leur marché. En clair, Buffett serait prêt à acheter un put (option de vente) à 5 ans avec, à titre d'exemple, un coût d'achat de 10 $ et un prix d'exercice de 100 $, mais pas à emprunter une cryptomonnaie quelconque et à la vendre immédiatement au cours du jour (disons 100 $) dans l'espoir que le prix ait baissé au moment de devoir la rendre à celui qui la lui a prêtée.
Dans le premier cas, si la crypto monte à 200 $, Buffett laisse expirer l'option de vente et perd 10 $ maximum. Si, au contraire, la crypto baisse à 50 $, il exerce l'option et vend à 100 $ à celui qui s'est engagé à les lui payer quelque chose qu'il peut désormais acheter à 50 $, réalisant un bénéfice net de 100 $ (prix de vente) - 50 $ (prix d'achat) - 10 $ (coût de l'option) = 40 $. Dans le second cas (la vente à découvert - « short »), par contre, si la crypto tombe à 50 $, il gagne 100 $ - 50 $ = 50 $, mais si elle monte à 200 $, il perd 200 $ (le prix à payer pour acheter la crypto à rendre à celui qui la lui a prêtée) – 100 $ (le prix de vente qu'il a obtenu pour la crypto empruntée) = 100 $ et si la crypto a flambé dans l'intervalle la perte est potentiellement illimitée.
La solitude du crypto-sceptique de fond
Tout cela fait l'objet d'un fort intéressant article de Brendan Greeley, un historien de la finance, dans le Financial Times du 9 août 2025, intitulé « The futile loneliness of a crypto-short », dans lequel il met en lumière le fossé épistémologique qui sépare les crypto-sceptiques et les crypto-fanatiques (les « crypto-dads ») sur les risques fondamentaux à long terme liés aux cryptomonnaies. Pour les sceptiques, la vérité s'inscrit dans le temps long ; pour les fanatiques, un pari gagnant suffit à valider leur idée de la vérité. Greeley reconnaît toutefois que s'il est « métaphoriquement short » (sceptique à long terme au sens intellectuel), il n'est pas « littéralement short » (pas prêt à miser un centime sur un pari spéculatif).
Se référant explicitement au principe épistémologique de « skin in the game » énoncé par Taleb, à savoir que l'on n'a pas à donner son avis si l'on n'est pas prêt à « risquer personnellement sa peau » (c.-à-d. à joindre le geste à la parole), Greeley fait observer que, si pour un crypto-enthousiaste, cela signifie « si tu es si sûr de toi, mise ton argent dessus ! », ce test ne s'applique pas pour juger de la vérité historique ou économique des cryptomonnaies, mais uniquement pour mesurer l'engagement personnel de ceux qui les détiennent.
Dans un courrier de lecteur publié dans le FT, un banquier et auteur dans l'Etat de New York, a répondu à Greeley que son scepticisme à l'égard de la cryptomonnaie n'est ni solitaire, ni futile, que nombre d'auteurs dans le monde de la finance le partagent et comprennent qu'il s'agit d'un « système de Ponzi » et d'une « fraude classique ». Se référant au livre Extraordinary Popular Delusions and the Madness of Crowds publié en 1841 par le poète et auteur écossais Charles Mackay, il rappelle que les humains se débarrassent volontiers des entraves de la raison pour se précipiter après tout ce qui brille. Il conclut en estimant que les détenteurs de jetons cryptographiques ne disposent de rien d'autre que de la faculté de vendre leur flatuosité à plus fou qu'eux, mais que la véritable inquiétude pour l'avenir réside dans ce que l'éclatement de cette bulle n'entraîne une nouvelle crise financière.
(*) Soutenez ce site en achetant Ces vaniteux nous enfumant et leurs drôles d'idées – L'Europe sous l'emprise de l'idéologie (sur Amazon France avec livraison gratuite en Belgique et, sous condition, en France).


