La merdification (ou l’emmerdification, du néologisme anglais enshittification) est le phénomène de dégradation progressive de qualité qui affecte les plateformes numériques lorsqu'elles opèrent sur un marché biface, c'est à dire mobilisant à la fois des utilisateurs et des annonceurs, et qu'au fur et à mesure elles sacrifient l'expérience utilisateur à la maximisation des profits. Après une phase initiale de séduction, une fois la la base d'utilisateurs établie, les plateformes utilisent des pratiques opaques et des algorithmes optimisés tendant à enfermer les utilisateurs et les partenaires commerciaux dans un carcan et à maximiser leurs profits.
Dans un article qu'il a consacré au phénomène sur le Substack Persuasion, William A. Finnegan, le pseudonyme sous lequel un ancien membre de l'administration de George W. Bush publie sur Substack The Long Memo sur la politique américaine et internationale et Borderless Living, un guide pratique pour vivre par-delà les frontières, en parle comme d'un arc malfaisant dont le véritable coût n'est pas qu'une moins bonne expérience sur Internet, mais une moins bonne société. Au début, on a pu croire que l'Internet entraînerait une transformation sociale pareille à l'invention de l'imprimerie. Il a fallu déchanter : plus d'information n'a pas raffermi la vérité, elle a amplifié le bruit, la fraude, l'illusion, l'outrage plutôt que l'échange des idées.
Si l'impulsion première était la libération, l'information à portée de main, les communautés sans frontières, le pouvoir au peuple, à la longue l'optimisation a tout avalé : il s'agit d'inciter les gens à faire défiler les pages, à acheter, à réagir. Et, qu’est-ce qui motive : les instincts primaires, répond Finnegan, comme l'indignation, la peur, le tribalisme, la partie la moins rationnelle de l'être humain. Les plateformes n'ont pas inventé les préjugés et les angoisses, mais elles les ont industrialisés à très grande échelle. Les boucles de rétroaction, où seuls les extrêmes prennent le dessus car ils génèrent des clics et ceux-ci rapportent de l'argent, ont exacerbé les identités tribales.
L'Internet a éliminé toute contrainte extérieure. Les algorithmes se moquent de savoir qui a raison, où est la vérité ; seul importe que le public regarde et clique. Finnegan les accuse d'avoir provoqué une catastrophe civique en brisant le contrat social fondamental des sociétés libérales, la croyance que les gens peuvent être en désaccord, que la vérité est un projet commun, que le compromis est possible. L'oncle un peu fou qui croit que la Terre est plate ? Ses proches l'auraient autrefois calmé. Aujourd'hui, il se connecte et rencontre des millions d'autres personnes qui pensent comme lui et sa croyance marginale se normalise du jour au lendemain.
Alors que nous n'avons jamais eu autant d'informations à notre disposition, jamais nous n'avons été plus déconnectés de la vérité et de l'esprit critique. Ce n'est pas le fruit du hasard, insiste Finnegan, c'est le résultat des algorithmes. Mais, selon lui, il y a plus grave, c'est que cela entraîne une dérive bi-partisane vers un régime politique de type autoritaire dès lors que la foi dans la démocratie et les institutions disparaît et que l'imprévisibilité et l'irresponsabilité s’installent. Reconnaissons que la politique politicienne et ceux qui en font leur métier et accaparent le pouvoir n'aident pas.
Dans How Civil Wars Start, la politologue Barbara F. Walter, professeur en affaires internationales à l'Université de Californie à San Diego et conceptrice de l'idée d'« anocratie », un régime à mi-chemin entre la démocratie et l'autocratie, citée par Finnegan, indique que lorsque la compétition politique devient un jeu à somme nulle pour la subsistance, les hommes forts n'ont pas besoin de s'emparer du pouvoir par la force, les gens le leur cèdent de leur plein gré, par peur et par désespoir. Les hommes forts s'élèvent non seulement parce qu'ils trompent les masses, dit Finnegan, mais aussi parce que le socle social a été affaibli par des années d'érosion – algorithmique ou autre. Et, soyons clairs : cette dérive vient de tous bords.
« Il est tentant de penser que l'autre camp est particulièrement vulnérable à la tentation autoritaire. Mais l'emmerdification est apolitique. Si la gauche flirte de plus en plus avec l'illibéralisme au nom de la justice sociale et que la droite l'adopte au nom de la tradition ou de la sécurité, c'est que les deux camps baignent dans les mêmes eaux empoisonnées. » Le retour à une démocratie véritable ne sera ni rapide, ni facile. Mais, si nous échouons, conclut-il, ce ne sera pas à cause des milliardaires de la Big Tech et de leurs algorithmes, mais parce que nous, citoyens libres - de gauche comme de droite -, aurons négligé les exigences de la liberté et nous serons condamnés, par distraction ou par cynisme, à vivre dans une société que nous n'aurons pas eu le courage de reconstruire. La merdification nous aura menés à la merditude. (*)
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MERCI pour ce texte bref et clair! Il est à lire et je copie une phrase importante: "plus d'informations n' a pas raffermi la vérité, elle a amplifié le bruit, la fraude, l'illusion, l'outrage plutôt que l'échange des idées."