La bataille de la monnaie est engagée
C'est notamment de votre argent qu'il est question
En 2021, l'Innovation Hub de la BIS (Bank of International Settlements, ou Banque des règlements internationaux, la banque centrale des banques centrales) avait initié, avec la Banque de Thaïlande, la Banque centrale des Émirats arabes unis, l'Institut de monnaie numérique de la Banque populaire de Chine et l'Autorité monétaire de Hong Kong, un projet baptisé « mBridge » que la Banque centrale saoudienne a rejoint en 2024. Le projet visait à étudier une plate-forme de monnaie numérique multi-banques centrales (CBDC), une monnaie numérique de banque centrale, la forme numérique d'une monnaie fiduciaire, basée sur une blockchain (mBridge Ledger) et conçue pour prendre en charge les paiements transfrontaliers et les transactions de change en temps réel, peer-to-peer.
Selon la BIS, le projet visait à remédier aux difficultés spécifiques aux paiements transfrontaliers, notamment leurs coûts élevés, leur lenteur et leur complexité opérationnelle. Il s'agissait aussi d'inclure des juridictions dont les systèmes bancaires étaient moins performants et entraînaient des problèmes, coûts et retards supplémentaires. Les accords multi-CBDC qui connectent différentes juridictions dans une seule infrastructure technique commune offrent un potentiel de facilitation considérable dès lors qu'ils permettent aux paiements transfrontaliers d'être immédiats, bon marché et universellement accessibles avec un règlement final.
Juste avant l'élection présidentielle américaine, la BIS s'est inopinément retirée du projet mBridge, arguant de ce qu'il avait atteint le stade de « produit minimum viable ». Mais peu de gens le croient, estime Gillian Tett dans le Financial Times du 22 février 2025. Un participant lui aurait confié que « les Américains ont exigé que [la BIS] s'arrête parce que c'est une menace », Washington craignant, bien que la BIS ait démenti ces spéculations, que le projet soit utilisé pour échapper aux sanctions [liées au dollar]. Les menaces proférées par Trump à l'égard des pays qui tenteraient de « remplacer le puissant dollar américain » par de nouvelles monnaies ou de nouveaux systèmes de paiement en disent long.
La journaliste du FT invite les investisseurs à prêter attention à l'affaire car, si l'on parle beaucoup des droits de douane, il s'agit ici, avec la monnaie et le rôle prépondérant du dollar dans le système financier mondial, de l'un des piliers de la puissance hégémonique des Etats-Unis. Sur papier, M. Trump n'a aucune raison de s'inquiéter, dit-elle, les données récentes du FMI indiquent que le dollar représente environ 58 % des réserves des banques centrales, moins qu'au début du siècle, mais la diversification a surtout concerné des monnaies secondaires, et non des rivaux comme l'euro ou le renminbi. En outre, les données de Swift suggèrent que 49,1 % des paiements globaux ont été effectués en dollars US l'an dernier, le niveau le plus élevé depuis 12 ans.
Elle attire néanmoins l'attention sur trois éléments cruciaux : 1) les banques centrales achètent de l'or à tour de bras, sans doute pour se couvrir à l’égard des monnaies fiduciaires, le dollar en premier ; 2) les données de Swift sont trompeuses, car l'activité se développe aussi en dehors des plateformes occidentales (la Chine a mis en place son propre système de paiement interbancaire transfrontalier) ; 3) l'attitude de Washington semble alimenter - et non stopper - les efforts d'autres pays pour concevoir des alternatives. D'où, relève-t-elle, l'importance de mBridge (dont le contrôle a à présent été cédé à la Chine et aux autres pays participants) : dans l'hypothèse où la plate-forme numérique fonctionne un jour, cela remettrait en question le système « hub and spoke » centré sur la Réserve fédérale américaine (et la juridiction extra-territoriale des Etats-Unis).
M. Trump préconise notamment « le développement de cryptomonnaies stables (stablecoins) licites et légitimes, adossées au dollar, dans le monde entier », une manière de renforcer la dollarisation. Outre que les stablecoins ne rapportent rien (contrairement aux eurodollars), ce n'est pas du tout ainsi que la Banque centrale européenne voit les choses (elle qui a envisagé un euro numérique programmable, lequel permettrait éventuellement un contrôle politique centralisé de son usage) et cela ne répond qu'en partie aux préoccupations de ceux qui veulent tout simplement se libérer du dollar US. La bataille de la monnaie est engagée.
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