Thèse de cet article : Les « économistes au marteau » de l'administration Trump ne reculeront devant rien pour assurer la compétitivité et la prédominance du dollar US. Ce faisant, ils transformeront le monde en un gigantesque Jurassic Park financier et géopolitique.
L'idée centrale du roman de Michael Crichton, Jurassic Park, est l'illusion du contrôle. Ian Malcolm, un mathématicien spécialiste des systèmes complexes qui a été invité sur l'île par le créateur du parc jurassique, le Dr Hammond, pour évaluer la robustesse du concept, se montre d'emblée sceptique. Il prédit que le parc est voué à l'échec. En cause, les manipulations génétiques pratiquées pour ressusciter les dinosaures, dont le comportement rapidement imprévisible échappe à tout contrôle, et les inconnues connues et inconnues dans un système complexe par nature, soumis au chaos, sensible à ses conditions initiales et aux très petites variations, lesquelles sont susceptibles d'entraîner des évolutions très différentes à long terme.
Cette sensibilité, une fois le système modifié par rapport à son état initial, empêche d'en prévoir et d’en prévenir l'évolution, malgré les lois déterministes qui le régissent et les moyens sophistiqués de sécurité mis en place. Par-delà ces considérations théoriques, Crichton met en garde contre l'hubris (la démesure de l'homme) et l'illusion de la maîtrise totale de systèmes dynamiques.
Dans un article publié le 11 mars 2025 dans le Financial Times, « Ce qui se cache derrière le retournement spectaculaire du marché », Mohamed El-Erian, un éminent économiste égypto-américain qui présida notamment le Conseil de développement global du Président Barack Obama, note que « la récente crise d'imprévisibilité américaine risque de priver les Etats-Unis de l'un de leurs atouts majeurs et différenciateurs, à savoir la confiance à long terme des investisseurs dans le cadre politique et la prise de décision ». Une fois cette confiance ébranlée, les tensions économiques surgissent inévitablement.
Le même jour, alors que la veille les principaux indices américains avaient enregistré des chutes de 2,7% (S&P500) et 4% (Nasdaq) et accumulé des pertes se chiffrant à 4.000 milliards de dollars depuis leurs records de février, le Geopolitical Dispatch parlait sur Substack d'une « généralisation des craintes de récession induites par la politique ». Pour ne pas arranger les choses, Donald Trump parla d'une « économie en phase de transition » et Scott Bessent, son secrétaire au Trésor, d'une « cure de désintoxication ». A 4.000 milliards le transit et la cure, c'est cher payé. Il est douteux que les Américains prisent le remède s'il s'avère pire que le mal dont il est supposé guérir.
Lors de son premier mandat, Trump ne considérait-il pas la vigueur des marchés financiers comme la preuve de sa prescience en matière économique ? Ce n'est apparemment plus le cas. Son gourou en matière économique, Stephen Miran, docteur en sciences économiques de l'Université Harvard et président du Council of Economic Advisers depuis mars 2025, issu du monde de la gestion d'actifs, a publié le 23 novembre 2024 un essai révélateur de quelque 40 pages sous le titre A User's Guide to Restructuring the Global Trading System. Miran y analyse les déséquilibres économiques mondiaux et propose des outils pour réformer le commerce international afin de favoriser l'industrie américaine.
Il voit la cause principale des déséquilibres dans la surévaluation du dollar, laquelle est alimentée par une demande inélastique d'actifs de réserve. « Au fur et à mesure que le PIB mondial augmente, écrit-il, il devient de plus en plus difficile pour les États-Unis de financer l'achat d'actifs de réserve et le parapluie de la défense, étant donné que ce sont les secteurs manufacturiers et marchands des Etats-Unis qui en supportent la plus grande partie des coûts. »
Pour remédier à la situation, Miran préconise deux outils : primo, les tarifs douaniers, dont l'impact macroéconomique et les effets inflationnistes resteraient limités pour autant que des « ajustements monétaires » soient mis en place ; et, donc, secundo, une politique monétaire bien planifiée visant à corriger la sous-évaluation des monnaies des autres nations, une politique dont il y aurait moyen, selon lui, dans une optique américaine s'entend, de limiter les effets secondaires indésirables.
L'idée est de forcer les principaux partenaires des Etats-Unis à un accord semblable à celui du 22 septembre 1985 sur les taux de change conclu entre les États-Unis, le Japon, l'Allemagne, la France et le Royaume-Uni, qui avaient convenu d'intervenir sur le marché des changes afin de déprécier le dollar par rapport au yen japonais et au mark allemand, déjà dans le but de corriger les déséquilibres commerciaux et financiers mondiaux.
Cela semble contre-intuitif pour plusieurs raisons, la première étant les effets inflationnistes liés à la hausse des droits d'entrée aux Etats-Unis. (« The Tooth Fairy doesn't pay 'em! », a rappelé Warren Buffett qui considère ces droits comme un « acte de guerre »). Une autre raison est qu'un tel accord ne peut s'envisager qu'entre partenaires qui se font confiance - le Japon et le Royaume-Uni, passe encore ; mais, l'UE, la Chine, le Canada ? En outre, il y a un risque de récession économique et de crash financier au niveau mondial (les marchés américains sont déjà en phase de correction. Les 4.000 milliards de perte en sont devenus 5.000...).
Tout cela n'arrêterait pas les fanas américains d'un grand ré-ordonnancement global de la finance et du commerce. Comme tous les idéologues (*), ils estiment qu'un remède radical s'impose et qu'il faut souffrir avant de connaître les lendemains qui chantent – et, au besoin, forcer la main aux récalcitrants. Ils seraient prêts à taxer les flux de dollars en provenance de l'étranger et à obliger les détenteurs d'actifs mobiliers en dollars à les convertir en obligations perpétuelles du Trésor américain. Leur pari ajoute une couche de complexité à la réalité éminemment complexe et dynamique des équilibres mondiaux initiés par une multitude d'acteurs économiques et politiques. A ce stade, la seule chose que l'on puisse affirmer avec certitude est que celui qui prétend savoir comment ce Jurassic Park financier et géopolitique va se terminer est un affabulateur.
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